Je finis a l'instant King Kong Théorie de Virginie Despentes, et je n'ai pas perdu mon temps — c'est déjà mieux que souvent.
C'est court, certes: 145 pages à l'allure de la voix, soit une paire d'heures, quand beaucoup n'auraient pas entrepris un tel sujet sans lui accorder moins de 300 pages — serious biznesss, tout ça.
Pas Despentes, qui ne livre pas une thèse ou un essai, en tout cas pas dans le sens convenu, et — malgré le titre en clin d'oeil narquois — propose moins une théorie qu'elle n'expose le chantier en cours de sa réflexion.
Mais sur quoi, à la fin ?
D'après la 4è de couv', il faudrait y voir un "manifeste pour un nouveau féminisme", ce qui est bien normal : avec théorie en fronton, et quand on essaie de pousser du papier, l'hyperbole semble appropriée …même si ça n'a rien a voir avec le contenu.
Pour faire court, c'est l'histoire de comment Virginie Despentes a fini par accepter plus ou moins qui elle est, du nombre de montagnes a escalader pour en arriver là et dont elle/chacune pourrait se dispenser si le monde n'était pas organisé pour nous rendre tous (et systématiquement) esclaves du diktat social.
Ça bat la campagne, et c'est normal: on est dans la discussion d'après déjeuner, du genre qui fait oublier de retourner au boulot, trop occupés à beaucoup s'écouter, s'interrompre, pas pouvoir se laisser dire des conneries pareilles, et même parfois avoir un déclic et reconsidérer les évidences d'hier d'un oeil frais.
Il n'y a rien de neuf, et c'est là ou on pourrait parler de tromperie sur l'emballage, peut-être, si n'étaient le ton et la forme.
On est a l'envers de l'essai à la française : il n'y a ni postulats bien assis, ni élégante démonstration, et pas plus de bibliographie. Les citations sont des tremplins pour un discours en roue libre qui ne sépare pas l'intuition du moment de la profession de foi, et qui se pose ou il peut, juste assez longtemps pour trouver de la traction et repartir dans une autre direction.
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Alors oui, il y a des connexions entre l'oppression classiste et sexiste, les bourreaux sont aussi/parfois/souvent des victimes qui se mentent, et le ressort profond de l'asservissement tient a l'internalisation par les soumis de leur "juste place" dans le système. Et oui, ça mérite surement d'être dit, pour le bénéfice de ceux qui ne se seraient jamais posé la question sous cet angle — c'est en partie le propos de l'auteur, qui souligne combien la France a choisi d'ignorer des pans entiers de la réflexion et de la littérature féministe mondiale postérieure aux années 70, et comment le sujet même du féminisme en France a été confisqué par les "bourgeoises blanches" qui se veulent 'féministes mais féminines' ou un truc de ce genre, et qui tiennent a se démarquer du courant 'vieilles gouines poilues des pattes'.
Ça la gonfle un peu, Virginie, que le débat sur le féminisme soit balisé comme ça, et on peut la comprendre ; elle le fait bien comprendre.
King King Théorie est moins un manifeste pour un nouveau féminisme qu'une leçon de choses : comment je me suis bien pris la tête avec la condition de femme qu'on veut me faire, et où j'en suis avec ça, perso.
On est dans l'inventaire et le carnet de notes, on raconte comment les idées se nourrissent de ressenti, n'existent que comme outil pour organiser le chaos des choses vécues — jamais tout a fait justes ou exactes, jamais tout à fait réductibles a la pensée sèche et nette qu'il est convenu d'attendre d'un essai, et pourtant c'est ce qu'elle fait, à la lettre: essayer.
Elle dit, elle montre, elle tire des fils entre les trucs, avec plus ou moins de réussite. Son argument pivot, sur comment découpler symboliquement puissance de virilité, et plus largement de la question du genre, avec un King Kong surpuissant et asexué, a sexualisé, qui incarne la menace d'une puissance qui ne serait pas asservie par l'ordre social viril est esthétiquement attrayant, rhétoriquement et théoriquement bancal, mais qu'importe: elle le pose en pleine vue, fais-en ce que tu pourras, lecteur.
De même quand elle choisit d'évoquer ses fantasmes de viol a quelques pages de son experience du viol, et de pointer l'évidente difficulté de la juxtaposition, l'intolérable difficulté faite spécifiquement a son sexe de la culpabilité d'être victime, intolérable au cube par l'obligation culturelle d'endosser le statut de victime à l'exclusion de tout autre.
Elle fait oeuvre utile, c'est sûr, au moins là, quand elle met la complexité et la confusion en évidence, pour tous ceux qui soupçonneraient vaguement que rien n'est si simple mais auraient peur de passer pour des crétins en affichant leurs doutes.
Et si elle cite en vrac Angela Davis et Freud, c'est probablement en partie un effet du style punk rock qu'elle revendique et assume, mais je crois qu'on se méprendrait en y voyant l'invocation de paroles d'autorité: Virginie Despentes n'a pas besoin de se cacher derrière les mots des autres pour avancer.
Elle prend quelques précautions oratoires, tout de même, pas négligeables ni inutiles, comme de reconnaître pour celles à qui autrement va bien le droit légitime de ne pas l'imiter. Elle a cet égard pour les autres qu'à elle on a très souvent dénié, de ne pas préjuger de ce qui convient et est convenable à et pour autrui. Quand elle décrit comme lorsqu'elle cite, elle ne condamne ni n'endosse: ou bien quelqu'un a déjà assez bien dit ce qu'elle veut dire, ou bien elle plante un fanion, là où sa réflexion prend un tournant au contact de la parole d'un autre.
Intrigante aussi, l'unique question autour de laquelle elle tourne et que jamais elle ne confronte, alors que tout le reste est exercice de monstration : l'intuition qu'elle semble avoir de l'homosexualité comme seule réponse valide aux frustrations endogènes à la norme hétérosexuelle.
Peut-être parce que celle-ci appellerait 400 pages à elle seule, ou parce qu'elle se confond pour l'auteur avec le problème — vieux comme le féminisme — du refus des codes 'féminins' qui plus souvent qu'à son tour résulte dans l'apparente imitation des codes 'masculins'.
Panier de serpents et boite de Pandore, sans doute, mais à effleurer dix fois le sujet sans le toucher quand tous les autres sont peints au pochoir, il en reste une image particulière et forte, même si et parce qu'en creux.
Panier de serpents et boite de Pandore, sans doute, mais à effleurer dix fois le sujet sans le toucher quand tous les autres sont peints au pochoir, il en reste une image particulière et forte, même si et parce qu'en creux.
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Moins théorie qu'exhibition, le bouquin est court. Moins un manifeste qu'une invitation au dialogue: "Regarde, moi je vois ça…"
Le "…et toi ?" est implicite, et explique qu'on en sorte avec un gout de trop peu.
C'est un livre à trier les cons, du genre qui donne envie à certains d'aller boire un coup avec Virginie Despentes, et découragera les autres.
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